Le secteur industriel français, bien qu’en recul ces dernières décennies sur le plan économique, reste l’un des principaux postes d’émission de gaz à effet de serre au niveau national. Pour parvenir à décarboner l’ensemble de ses activités, en particulier l’industrie lourde, la filière peut compter sur une multitude de solutions. Optimisation des procédés, efficacité et sobriété énergétique, réduction de la production, autant de leviers à actionner pour atteindre les -80% d’éqCO2 à l’horizon 2050. 

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L’industrie constitue un secteur essentiel à la bonne santé de l’économie et donc de la société française. Transformant l’énergie et les matières premières en substances et produits divers, elle irrigue l’ensemble de nos domaines d’activité et nos loisirs. La filière industrielle représente à l’heure actuelle l’un des postes d’émission les plus importants de l’Hexagone, soit 19% du total national selon le CIPEFA (le centre technique de référence en matière de pollution atmosphérique et de changement climatique)1. Provenant essentiellement de l’industrie lourde, l’empreinte carbone du secteur devra nécessairement connaître une réduction drastique pour respecter la trajectoire que la France s’est imposée, à savoir atteindre la neutralité carbone en 2050. Le Shift Project rappelle ainsi que malgré les progrès qu’elle a déjà réalisés, notamment dans le domaine de la chimie, l’industrie devra réduire ses rejets de gaz à effet de serre à hauteur de 80% d’ici à 2050. Quels sont donc les leviers d’action qui pourront permettre au secteur secondaire de relever ce défi ? 

L’optimisation des procédés 

L’efficacité des procédés constitue le premier levier sur lequel l’industrie devra nécessairement jouer pour décupler ses efforts de décarbonation. Cette notion d’efficience couvre un ensemble éclectique de solutions, qui additionnées devraient permettre de remplir une partie conséquente des objectifs climatiques du secteur. 

L’augmentation de l’électrification des procédés occupe une place centrale parmi les progrès qui sont envisagés et applicables directement, ne nécessitant pas de grandes ruptures technologiques. Utilisée principalement en tant qu’énergie mécanique servant à faire fonctionner les moteurs, l’électricité décarbonée pourrait remplacer à terme le rôle joué par les énergies fossiles dans les procédés de la chimie et la production des métaux. Seules 18% des ressources en électricité servent actuellement à l’alimentation des fours, sous forme d’énergie thermique. Le but visé est donc de grandement augmenter cette part, en faisant appel à de l’électricité d’origine nucléaire. La biomasse et les déchets font également partie des options envisagées pour substituer les sources de chaleur fossile dans les secteurs du ciment et du béton.

Une industrie lourde qui devra également bénéficier d’un ensemble de technologies de rupture afin de réduire une empreinte carbone qui représente à elle seule 75% de l’ensemble des émissions de l’industrie française. En ce qui a trait aux matériaux de construction, en particulier le béton, des procédés voient peu à peu le jour pour décarboner ses composants les plus émetteurs. En jouant sur le temps, la température de cuisson et la composition du clinker (mélange de calcaire et d’argile broyé pour obtenir du ciment), en lui préférant d’autres matériaux qui permettent une fabrication sans cuisson, en développant sa reminéralisation qui lui font réabsorber jusqu’à 20% du CO2 émis lors de sa production, le ciment pourrait constituer à l‘avenir un matériau plus vert. Un matériau capable d’alimenter les bétonneries pour la construction de futurs bâtiments bas-carbone.

Exemples de bétons bas carbone produits par Solidia Technologies, l’un des précurseurs de la filière. 
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Autre grande rupture technologique et vecteur d’énergie en lequel la filière industrielle place de grands espoirs : l’hydrogène. Le développement de plusieurs procédés novateurs pourrait notamment transformer les secteurs de la chimie et de l’acier en privilégiant une énergie hydrogénée décarbonée produite par électrolyse. Cette dernière méthode consiste à faire passer un courant électrique dans de l’eau (H2O) afin de séparer les atomes de la molécule et ainsi isoler le dihydrogène (H2). L’enjeu pour que l’électrolyse devienne un procédé neutre en termes de rejets de gaz à effet de serre se situe donc au niveau de la source d’énergie utilisée pour produire l’électricité nécessaire au processus. Si celle-ci provient de centrales nucléaires, on parle d’hydrogène jaune. Si elle provient de sources d’énergie renouvelables, on parle d’hydrogène vert. Loin d’incarner un rôle unique, l’hydrogène pourrait également être impliqué dans la synthèse d’engrais azotés pour la chimie, mais aussi participer à la mutation du secteur sidérurgique. Autant d’applications dont le développement a récemment été soutenu par une promesse d’investissement de l’État français à hauteur de 9 milliards d’euros. Ce budget, issu pour partie du plan d‘investissement « France 2030 » présenté par le gouvernement en octobre 2021, devrait permettre de développer la filière industrielle de l’hydrogène notamment à travers la technologie de l’électrolyseur.

Malgré tout cet éventail de solutions pour réduire au maximum les niveaux de gaz à effet de serre de l’industrie, les efforts des acteurs ne pourront jamais faire disparaître les émissions incompressibles inhérentes à différents processus. De ce constat est née la filière technologique de captage, utilisation et stockage industriels du CO2 (CCUS). Le but de ces innovations consiste à capter le carbone en sortie d’usine, avant qu’il ne pénètre dans l’atmosphère, soit pour le stocker dans des couches géologiques continentales ou océaniques, soit pour le valoriser en l’utilisant sur la chaîne de production de l’usine. Vicat, un cimentier français, a ainsi installé un dispositif appelé CO2ntainer qui produit des granulats (l’un des composants du béton) à partir de poussières chlorées recarbonatées par le dioxyde de carbone capté à la sortie de ses installations. Cette technologie CCUS baptisée Accelerated Carbonation présente le double avantage de réduire à la fois l’empreinte carbone et les déchets de l’industriel. 

L’efficacité énergétique

La notion d’efficacité énergétique se définit par la réduction de la quantité d’énergie nécessaire pour exécuter une même tâche, pour rendre un même service. Ce procédé n’est pas chose nouvelle dans l’industrie : c’est en grande partie en faisant jouer ce type de levier que le secondaire, principalement via le secteur de la chimie, a déjà réussi à réduire considérablement ses émissions de gaz à effet de serre depuis les années 1990. 60 Mt éqCO2 chaque année et une diminution de 63,2% de l’empreinte carbone pour le seul secteur de la chimie d’après France Chimie.2 

La production et la consommation d’énergie nécessaire à l’ensemble des process industriels constituent pourtant encore aujourd’hui 54% de l’empreinte carbone totale de la filière2. Ces ressources énergétiques servent principalement, sous forme de chaleur, à alimenter les fours et les séchoirs qui interviennent dans le processus de production de matériaux (70% de l’utilisation des combustibles d’après l’ADEME)3, et sous forme d’électricité, à alimenter en force motrice l’ensemble des machines (67% selon l’Observatoire de l’Industrie Électrique)4. La majorité de l’énergie consommée pour la production de chaleur est d’origine fossile, à hauteur de 60%, expliquant les rejets encore conséquents de l’industrie en éqCO2 dans l’atmosphère. 

Les sources d’énergie de la production de chaleur dans l’industrie française

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L’un des procédés les plus prometteurs en termes d’efficacité énergétique consiste à réutiliser la « chaleur fatale » ou « chaleur perdue ». Lorsqu’un combustible est brûlé pour alimenter un four, entre 60 et 80% de la chaleur produite est perdue lors du processus. En récupérant cette énergie thermique il devient alors possible de la redistribuer, soit sous sa forme initiale, soit pour produire de l’électricité. La chaleur est soit réinjectée dans le cadre d’un procédé au sein de la même usine, soit envoyée via un réseau de chaleur à une autre entreprise. Cette valorisation multiplie donc la rentabilité d’une même quantité d’énergie produite, la rendant plus efficiente. Afin de mettre en avant cette solution et soutenir la transition climatique des entreprises, notamment celle des industriels, le gouvernement français a confié dès 2009 à l’ADEME (Agence de la Transition Écologique) le développement du Fonds Chaleur5. Cet outil économique accompagne les structures désireuses d’intégrer plus de sources de chaleur renouvelable, dont fait partie la chaleur fatale, dans leur chaîne de production. Les chefs d’entreprises dont l’activité remplit les conditions d’éligibilité ont alors accès à un soutien à la fois technique et financier pour développer leur solution, engageant une transition qui à terme réduira significativement leur bilan carbone

Module ORC, un système de récupération et de valorisation de chaleur fatale développé par Enertime 
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L’ajout d’options sur un même process représente une deuxième piste explorée par les industriels afin d’optimiser leurs ressources énergétiques. Ces travaux peuvent aboutir au remplacement d’un équipement existant par un autre plus performant, qui usera de la même quantité d’énergie pour réaliser un éventail plus large de tâches. Une optimisation peut également correspondre au rajout sur une même machine ou installation d’un outil supplémentaire comme un variateur de vitesse sur un moteur ou un système de détection de fuites sur un réseau de distribution d’air comprimé. Ce type de solutions amène bien sûr à développer des réflexions spécifiques en fonction de l’activité de l’entreprise. À chaque type d’activité son type d’optimisation énergétique. 

Le dernier levier qui peut être mobilisé par un industriel pour augmenter la rentabilité énergétique de son activité consiste à investir dans un système de supervision énergétique qui enregistre en temps réel les niveaux de consommation. Le programme analyse ainsi non seulement les niveaux d’énergie distribués en amont sur tous les postes de l’usine, mais également l’énergie consommée sur ces postes eux-mêmes. La récupération de ces données permet d’identifier les optimisations réalisables sur l’ensemble de la chaîne de valeur afin d’économiser de l’énergie électrique et thermique.  

La sobriété énergétique 

Rentabiliser l’énergie produite c’est bien. Ne pas la produire, c’est encore mieux. C’est ainsi que peut être défini le concept de sobriété énergétique. Contrairement au levier d’efficacité, qui imagine des solutions pour augmenter la productivité d’une énergie déjà présente et disponible, la sobriété prend le problème à la racine en diminuant directement les quantités produites. De par son rôle de pourvoyeur des substances et produits essentiels au fonctionnement de la société, la filière industrielle et son évolution conduisent inévitablement par inférence à une révision des habitudes de consommation. S’il adopte un comportement qui le fait tendre vers plus de sobriété énergétique, le secteur secondaire amorcera nécessairement la sobriété de l’ensemble de la société. Moins d’énergie produite, donc moins de matériaux et moins de biens produits, donc moins de consommation de manière globale. 

La sobriété énergétique est le levier principal du scénario 1 « Génération Frugale » de l’ADEME dans le cadre du projet « Transition(s) 2050. » 
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Une chaîne causale vertueuse qui résulte en une diminution des émissions de gaz à effet de serre, diminution qui se dilue, se partage sur tous les maillons de la chaîne. De la combustion des énergies, aux externalités chimiques polluantes des procédés de production et de transformation des substances, en passant par le transport des biens et des flux humains liés à l’achat de ces biens, l’ensemble du cycle de consommation se retrouve impacté, et donc se décarbone. La sobriété énergétique représente donc un levier essentiel non seulement au respect des ambitions climatiques de l’industrie française, mais également à celles de la société en général, à savoir l’échéance de neutralité carbone fixée à 2050.

 … et de production

Si la sobriété énergétique constitue la condition sine qua non de la sobriété à l’échelle sociétale, elle n’en est est pas pour autant le déclencheur. En effet, dans une économie régie par la loi de l’offre et de la demande, ce sont notamment les volontés des consommateurs qui dictent les volumes de production, et donc les quantités d’énergie nécessaires à alimenter ces volumes. 

Un deuxième facteur qui intervient dans cette équation est l’établissement de certaines normes juridiques qui limitent directement les besoins au niveau de certains matériaux. L’interdiction des emballages en plastique, déjà en vigueur pour la majorité des fruits et des légumes depuis le 1er janvier 20226, en constitue l’un des meilleurs exemples. En termes de solutions de sobriété, l’opportunité offerte par la filière du recyclage et plus globalement la filière de l’après-première-vie, n’est pas non plus négligeable. Recycler, réparer, rénover au lieu de remplacer évite la production de nouveaux matériaux, et donc limite le recours à des combustibles fossile fortement carbonés. La sobriété industrielle est donc en réalité moins dépendante de l’investissement ses propres acteurs que d’un ensemble de facteurs exogènes. Parmi ces derniers figurent les efforts de sobriété des autres secteurs économiques comme le bâtiment, l’agro-alimentaire ou l’automobile qui dicteront la nature de la production des usines. 

La question de la sobriété dans le secteur secondaire peut parfois prêter à polémique. Promouvant une baisse de la production, elle encourage donc dans un même mouvement une baisse de la consommation, qui se traduit généralement par une décroissance économique. Elle contrevient alors, en surface, à l’idée de croissance basée sur le PIB ou produit intérieur brut, qui constitue l’indicateur de la santé économique d’un pays. Or d’après les travaux menés par les experts du Shift Project dans le cadre du plan de transformation de l’économie française (PTEF)7, cette décroissance n’est pas une fatalité. En effet, la réduction du niveau de production de matières premières comme le ciment ou le béton pourrait être amortie et compensée par le développement de la filière de l’après-première-vie. 

Au carrefour de plusieurs enjeux, la filière industrielle française devra donc pouvoir compter sur le soutien des pouvoirs publics et sur une législation adaptée à ses besoins pour relever le défi climatique qui l’attend. Forte de solutions plurielles qui font appel à des leviers pour certains déjà bien développés et à d’autres à peine émergents, elle constituera à coup sûr l’un des symboles de la réussite ou de l’échec des politiques environnementales futures. 

Sources :

*Cet article a été en partie écrit en se basant sur l’ouvrage « Climat, crises : Le plan de transformation de l’économie française », texte rédigé par le think thank The Shift Project et publié aux éditions Odile Jacob.