ChouetteCoop – Entretien avec une entreprise engagée
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ChouetteCoop – Entretien avec une entreprise engagée

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Chaque jour, des entreprises françaises s'impliquent activement dans la transition écologique. Des entrepreneurs engagés mènent diverses actions en faveur de la protection de la biodiversité, de la réduction de nos émissions de GES, tout en promouvant un mode de vie plus durable. En tant que média d'information, notre mission est aussi de vous partager ces initiatives vertueuses. Capitaine Carbone a rencontré Benjamin Duquenne, fondateur de ChouetteCoop, une entreprise d’insertion bretonne qui a mis le réemploi au cœur de son modèle économique. Sur internet et en boutique ChouetteCoop revend principalement des livres et de la puériculture, et derrière des emplois, des vies, du sens.

Bonjour Benjamin, pour commencer, peux-tu nous raconter le chemin qui t’a mené à la création de ChouetteCoop ?

Bonjour Capitaine, j’ai un parcours un peu atypique. Je suis un grand lecteur depuis toujours, et dès la fin des années 90, à l’arrivée d’Internet, je collectionnais déjà les livres, notamment les livres de poche, en essayant de compléter toutes les séries numérotées. À cette époque, j’ai demandé à quelques amis informaticiens de mettre en ligne ma collection personnelle. Et très vite, des inconnus m’ont contacté pour me dire : « Il me manque tel numéro, est-ce que vous l’avez ? » C’est comme ça, un peu par hasard, que je me suis lancé dans la vente de livres sur Internet, un peu « la fleur au fusil ». C’était en septembre 2000. À l’époque, mon site est devenu la troisième plateforme de vente en ligne du territoire breton. C’était précurseur à la fois sur l’aspect vente en ligne et l’aspect réemploi. J’ai commencé seul chez moi sans me payer au départ et petit à petit, l’activité a grandi. Le site existe toujours : livrenpoche.com, c’est un vrai dinosaure du web aujourd’hui. Mais au fil du temps, je me suis rendu compte que ma passion pour les livres s’était transformée en métier. Je n’avais plus le temps de lire ni de partager. C’est ce constat qui m’a poussé à créer une association : Book Hémisphères, l’ancêtre de ChouetteCoop, en 2010. L’idée, c’était de réfléchir à ce qu’on fait des livres une fois lus, de permettre l’accès à la lecture pour tous, et d’alimenter parallèlement le site. Très vite, avec mes associés on a voulu aller plus loin, en liant cette activité à un projet social. L’association est donc devenue une entreprise d’insertion, avec l’objectif de collecter des livres, de les trier, de les réemployer, tout en créant de l’emploi pour des personnes éloignées du marché du travail. Le passage d’une simple association à une entreprise d’insertion a été un vrai parcours du combattant — un peu comme le laisser-passer A38 dans Les Douze Travaux d’Astérix. Il m’a fallu un an pour obtenir tous les tampons administratifs ! Mais on a fini par y arriver. Parallèlement, un statut encore méconnu à l’époque était en train d’émerger : celui de Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC). En 2018, on a donc fait le choix de regrouper notre association et notre SARL au sein d’une SCIC, en mettant en commun nos ressources, nos salariés, et en faisant le choix fort de transférer la valeur créée au bien commun. On aurait pu revendre l’entreprise, mais on a préféré la transmettre à une gouvernance partagée. Enfin, en 2024, nous avons changé de nom : Book Hémisphères est devenu ChouetteCoop.
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Pourquoi ce changement d’identité ?

Ce changement de nom s’est imposé naturellement parce que notre activité a beaucoup évolué. À l’origine, elle était très centrée sur le livre, mais au fil du temps, elle s’est élargie à l’ensemble des produits culturels, ce qui nous a notamment permis d’ouvrir une recyclerie en 2023. Une recyclerie plus généraliste, qui dépasse largement le cadre du livre. Dans cette dynamique de diversification, on a aussi fusionné avec une entreprise spécialisée dans la puériculture reconditionnée. L’idée est de créer des synergies concrètes : si vous êtes un professionnel de la petite enfance, par exemple, on peut vous proposer à la fois du matériel de puériculture, des livres, et d’autres objets adaptés. On élargit notre offre pour mieux répondre aux besoins des acteurs du territoire, tout en restant dans une logique de réemploi et de valorisation. Il y a aussi une réalité économique à prendre en compte : la concurrence sur le marché du livre est devenue féroce, notamment depuis la période post-Covid. Les marges se sont effondrées, surtout sur Internet, avec des frais d’envoi qui ne cessent d’augmenter. Aujourd’hui, il devient presque impossible de faire vivre un modèle économique basé uniquement sur le livre. Or, notre ambition n’a pas changé, nous souhaitons créer de l’emploi à travers le réemploi. Malheureusement sans marge suffisante, on ne peut pas continuer à se développer. D’où l’importance de diversifier notre activité. Aujourd’hui, nous sommes 39 salariés, dont 16 personnes en insertion, répartis sur trois sites : notre siège historique, la recyclerie (qui dispose d’une dizaine de bornes de dépôt), et un entrepôt à Carhaix. On gère 250 points de collecte de livres en Bretagne, et on commence aussi à développer des points de collecte plus professionnels pour la puériculture. On travaille avec des déchetteries et des recycleries pour récupérer du matériel qui, sans nous, ne serait pas valorisé. C’est un terrain complexe, très normatif, où il faut être extrêmement rigoureux. Mais grâce à nos agréments, on peut le faire dans de bonnes conditions. Notre but reste le même : trouver une solution de valorisation pour tous les objets qu’on collecte, en conciliant impact social, environnemental et modèle économique viable.
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L'équipe ChouetteCoop

Photo ChouetteCoop.

Avez-vous évalué le taux de réemploi des livres et des autres objets que vous collectez ?

Oui, sur les livres et les produits culturels, notre taux de réemploi atteint environ 45 %, ce qui est très élevé comparé à d’autres acteurs comme Emmaüs, qui sont plutôt autour de 10 à 15 % dans ce domaine. Et surtout, nous le faisons sans aucun écrémage préalable. C’est important de le préciser : nous traitons absolument tous les livres qui nous parviennent, y compris ceux sans code-barres. Or, le code-barre n’est apparu qu’en 1984, ce qui veut dire qu’une grande partie du patrimoine éditorial antérieur est aujourd’hui systématiquement jetée, faute de pouvoir être valorisée dans les circuits classiques. Nous, on refuse cette logique. On pense à long terme. Des milliers, voire des millions de livres sont détruits chaque année au nom de la rentabilité, alors qu’ils ont une valeur culturelle ou patrimoniale. Notre conviction — forgée par 25 ans d’expérience — c’est que chaque livre peut trouver son lecteur. C’est pour cela que nous avons fait le choix fort de conserver au moins un exemplaire de chaque titre. Résultat : nous avons aujourd’hui environ 600 000 livres en stock. Notre démarche est exigeante : elle implique de cataloguer des ouvrages rares, anciens, parfois sans référence informatique, avec des fiches créées manuellement. C’est un vrai engagement patrimonial, en plus de notre mission de réemploi. Côté vente, nous multiplions les canaux : notre site livrenpoche.com, des marketplaces et trois boutiques physiques. Depuis peu, nous développons aussi une activité B2B autour de la décoration. Ce dernier axe est assez original : nous proposons des lots de livres pour créer des bibliothèques d’ambiance dans des bureaux, des gîtes, ou des lieux d’accueil. Que ce soit pour la lecture ou pour un effet visuel avec que des livres bleus, rouges, anciens… – on répond à une demande de plus en plus forte. Ce segment déco nous permet de donner une seconde vie aux livres, parfois en dehors de leur usage premier, tout en restant fidèles à notre démarche.
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Bibliothèque déco avec de beaux livres.

Photos ChouetteCoop.

Même si on voit assez vite l’intérêt écologique de l’achat d’occasion, pourquoi acheter en particulier sur votre site ou dans vos boutiques des livres et autres objets de seconde main ?

Acheter chez ChouetteCoop, c’est d’abord éviter qu’un livre parte au recyclage alors qu’il est encore parfaitement lisible. On l’oublie souvent, mais chaque année, en France, environ 300 millions de livres sont imprimés, et près de 20 % repartent directement au pilon, parfois sans avoir été ouverts une seule fois. C’est une aberration écologique. D’autant qu’aujourd’hui, il existe des moyens techniques pour éviter ça, comme les tirages à la demande. Mais on continue à produire en masse, sans vraie logique de durabilité. Ensuite, il y a l’aspect économique. Acheter d’occasion est un bon moyen d’accéder à des livres ou des objets culturels à des prix bien plus abordables, ce qui est de plus en plus important pour beaucoup de gens. Mais dans notre cas, ça va encore plus loin : chaque achat contribue directement à la création d’emplois, notamment en insertion. C’est le cœur de notre modèle. On ne fait pas que vendre des livres ou des objets, on essaie de reconstruire des parcours de vie à travers cette activité. Et puis, pour revenir à la question environnementale, on a fait le choix d’aller jusqu’au bout de cette logique : on est labellisé RSEi, qui est une norme Afnor très exigeante. Tout est évalué : nos achats, nos pratiques RH, notre logistique… L’idée, c’est de faire en sorte que notre activité soit la moins impactante possible sur le plan environnemental, tout en étant la plus efficace socialement. On essaie vraiment de tenir cet équilibre-là. Aujourd’hui, on se pose aussi beaucoup de questions sur la place du numérique. Historiquement, on a beaucoup vendu sur Internet, et on continue à le faire, parce que notre stock est immense et que nos boutiques ne suffisent pas à tout écouler. Mais on sait aussi que le web a un impact carbone non négligeable. C’est pour ça qu’on développe de plus en plus la vente en boutique. On veut renforcer les circuits courts, retrouver une proximité, une cohérence avec notre ancrage territorial. D’ailleurs on travaille actuellement avec la ville voisine d’Hennebont, qui nous a sollicités pour intervenir dans ses quatre quartiers prioritaires. On leur propose des animations autour du livre et du réemploi. C’est une belle opportunité pour nous, parce que ça nous permet aussi de sortir un peu de notre périmètre habituel et d’aller à la rencontre d’autres publics. Après notre structure est une entreprise d’insertion avec ses spécificités : on n’est pas une association classique, donc on a des impératifs économiques très concrets. On doit assurer l’équilibre financier, payer les salaires, faire tourner l’activité. Du coup, on a moins de marge de manœuvre pour des actions qui ne sont pas directement liées à notre cœur de métier. Malgré tout, on tient à maintenir des animations locales, dans notre boutique notamment, toujours autour du livre et du réemploi.
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Vous avez tout de même une concurrence assez rude face à de grosses structures comme Recyclivre, Momox, etc., qui sont très bien référencés sur les moteurs de recherche, comment faites-vous pour vous différencier ?

Oui, la concurrence est très rude, c’est clair. Mais il faut remettre un peu les choses dans leur contexte. Quand j’ai démarré, Amazon ne proposait même pas de livres d’occasion. Je ne suis pas parti avec l’idée de devenir numéro un. Ce que je voulais, c’était créer une activité cohérente avec mes valeurs, un métier que je puisse maîtriser de bout en bout. La différence est là : on fait tout en interne. Tout ce qu’on collecte, tout ce qu’on trie, tout ce qu’on expédie, c’est nous. On ne sous-traite pas, contrairement à certains de nos concurrents qui se targuent des mêmes valeurs, se positionnent comme entreprises solidaires mais qui sont en réalité des entreprises comme les autres. C’est une autre logique, une autre philosophie. Mais vous avez raison, on a beau avoir un projet qui tient la route, créer des emplois en insertion, valoriser localement, fonctionner avec des marges très faibles… Au final, le client qui cherche un livre sur Internet veut juste le payer le moins cher possible. Il ne prend pas le temps de voir si derrière c’est une entreprise d’insertion ou une boîte commerciale qui engrange du bénéfice. Ce n’est pas une critique, c’est un constat. Il y a quand même des consommateurs qui font attention à leur manière de consommer, et c’est vers eux qu’on essaie de communiquer. Mais on reste dans un secteur où la concurrence est pléthorique, les prix tirés vers le bas, et la volatilité des clients est énorme. C’est une bataille permanente. Au-delà de tout ça, on subit aussi, comme tout le monde, un contexte économique très tendu. Avec l’inflation, les incertitudes politiques et internationales, on voit bien que le livre est l’un des premiers postes sacrifiés dans les budgets.
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J’ai lu sur le site de ChouetteCoop, que vous étiez aussi très vigilants sur l’impact de votre logistique, tu peux nous dire un mot sur les actions menées ?

Sur la logistique, effectivement, nous sommes très attentifs à limiter notre impact environnemental, y compris sur la question des emballages. Par exemple, on travaille avec des caves qui nous donnent leurs caisses de vin, qu’on réutilise pour nos expéditions. On a aussi investi dans une broyeuse à carton, ce qui nous permet de transformer tous les cartons qu’on récupère en matériau de calage pour nos colis. Rien ne se perd. Et ce qu’on ne peut pas réutiliser nous-mêmes, on le confie à AcSoMur, une structure basée à Vannes, qui transforme notre surplus de cartons en litière pour chevaux. On pousse la logique assez loin. On est en train de monter un partenariat avec une autre structure d’insertion à Brest, spécialisée dans le recyclage plastique. L’idée, c’est de pouvoir traiter les boîtiers de CD et de DVD qu’on reçoit, pour éviter qu’ils finissent enfouis. Ça demande de séparer les différentes matières, c’est complexe, mais on fait des tests pour voir si c’est faisable à l’échelle. Tout ce qu’on collecte est valorisé au maximum : papier, plastique, livres… On a une traçabilité complète sur l’ensemble des flux, tout reste en France. On cherche à ne rien envoyer à l’enfouissement. Côté puériculture, c’est un autre univers, très encadré par les REP — les responsabilités élargies du producteur — qui permettent de structurer des filières de traitement. Il y a juste deux produits qui ne sont pas encore concernés : les poussettes et les sièges auto. Pour tout le reste, on s’appuie sur ces REP pour que le traitement soit clair, traçable, et qu’il permette de créer de l’emploi, tout en évitant les déchets inutiles. C’est un vrai engagement de fond pour nous. On ne veut pas générer de déchets dans notre activité, et ça fait partie intégrante de notre raison d’être.
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Pour terminer, on va élargir la réflexion, est-ce que vous dialoguez avec les autres acteurs du livre (éditeurs, libraires,etc) pour trouver des solutions de décarbonation de cette filière du livre qui est quand même encore loin d’être sobre et vertueuse ? 

Pour être tout à fait honnête, le dialogue avec les éditeurs sur la décarbonation de la filière est encore très timide. Les choses commencent doucement à bouger, mais c’est récent. Quand j’ai démarré on me regardait de travers quand je disais que le livre d’occasion avait un avenir… Et aujourd’hui, les mêmes libraires ont tous ou presque un petit rayon de livres d’occasion, parce qu’ils se sont rendus compte qu’il y a une vraie demande. Il y a aussi un changement du côté des éditeurs, lié aux lois AGEC, qui les empêchent désormais de jeter leurs invendus. Alors forcément, ils cherchent des alternatives, et c’est là que le livre d’occasion entre un peu dans l’équation. Récemment, j’ai eu l’occasion d’intervenir lors d’un gros événement organisé par Lecture à Rennes, autour justement du lien entre éditeurs et acteurs du réemploi. Il y a une volonté de créer du dialogue, mais on sent que c’est encore très sensible. Les éditeurs voient bien que le livre d’occasion vient concurrencer le neuf, ce qui explique aussi la fameuse taxe sur l’occasion qu’ils tentent d’imposer depuis un moment. Et puis, il faut dire les choses clairement : la chaîne du livre est verrouillée par de très gros groupes, Bolloré en tête, qui ne sont pas spécialement intéressés par des partenariats avec des structures engagées comme la nôtre. Ce qui compte pour eux, c’est la rentabilité. Il y a bien quelques éditeurs indépendants qui nous envoient leurs invendus. Mais même là, c’est ambivalent : quand on reçoit 100 exemplaires d’un même titre, on finit quand même par devoir les recycler. On se retrouve à gérer leur surplus, gratuitement, sans forcément pouvoir en faire grand-chose. Tout ça montre à quel point la chaîne de valeur du livre est complexe – et surtout déséquilibrée. L’auteur, lui, touche à peine 8 % du prix de vente. Ce sont tous les intermédiaires qui profitent le plus. Et plutôt que de repenser ce modèle – moins de production, plus de sobriété –, on préfère désigner le livre d’occasion comme coupable. Or, en termes de volume économique, on représente une goutte d’eau. Ce sont quelques millions d’euros, là où le neuf en génère des milliards. Et puis si demain une taxe de 3 % est appliquée sur un livre vendu 3 euros, ce n’est pas neutre. C’est notre équilibre financier qui vacille. D’autant plus quand on ajoute les frais d’envoi, les coûts logistiques, etc. Donc, oui, le dialogue existe, mais il reste fragile, et je doute qu’il débouche sur des changements profonds. Les éditeurs eux-mêmes sont dans une forme de précarité, pris dans une surproduction folle – il y a près de 1 000 nouveautés par semaine – et un public qui, même s’il lit encore, n’a plus les mêmes budgets. Un grand format à 23 euros, un poche à 10 euros, ce n’est pas rien. On atteint un plafond.
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Pour découvrir ChouetteCoop : https://www.chouettecoop.org

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